Thomas Piketty signe un ouvrage passionnant dans lequel il propose un modèle pour mettre à bas le capitalisme en soulignant, bien malgré lui, ses bienfaits.
Karl Marx, dans Le Manifeste du parti communiste, affirme que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes ». Pour Thomas Piketty, qui sculpte méthodiquement sa statue de Marx du XXIe siècle, l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’est que l’histoire de la lutte idéologique pour justifier des inégalités croissantes.
Thomas Piketty a assurément raison d’accorder une importance déterminante aux inégalités, qui jouent un rôle central dans les crises du capitalisme et de la démocratie. Sa nouvelle somme repose sur un impressionnant travail de recherche qui mérite d’être salué. Répondant à ses critiques, il élargit la définition des inégalités au-delà des revenus pour prendre en compte l’accès à la santé et à l’éducation ou encore les variations de l’empreinte écologique entre les individus et les nations. Sa réflexion s’inscrit dans le temps long et ne se limite plus aux pays développés occidentaux pour englober les nations du Sud – notamment l’Inde et la Chine – comme les sociétés communistes et postcommunistes. Son analyse des inégalités s’appuie sur les données collectées dans le cadre du projet World Inequality Database, qui mobilise cent chercheurs dans plus de quatre-vingts pays répartis sur les cinq continents. Enfin, l’imposant appareil statistique sait aussi faire la part belle à la littérature, au cinéma, voire aux séries.
Pour autant, chez Piketty comme chez Marx, l’idéologue surplombe toujours l’économiste. L’ambition d’une économie totale dérive inéluctablement vers un projet totalitaire. Et écrire long ne suffit pas pour penser juste.
Selon Thomas Piketty, chaque époque historique est dominée par un régime inégalitaire, au croisement d’un système politique et d’un droit de la propriété. Aux sociétés d’ordres de l’Ancien Régime ont succédé, avec la Révolution française, les sociétés de propriétaires du XIXe siècle associant égalité des conditions mais formidables inégalités de richesses et inégalités extrêmes des sociétés coloniales. Les guerres mondiales et la grande déflation des années 1930 ont donné naissance au modèle social-démocrate, qui vit l’État fiscal et social réaliser une égalité inachevée. À partir de 1980, les réformes libérales et l’effondrement du soviétisme ont entraîné un spectaculaire renouveau des inégalités, tant en termes de revenu que de mobilité sociale ou d’accès à la santé ou à l’éducation.
Pour lui, l’inégalité n’est pas un sous-produit du système de production mais le moteur de l’histoire. Elle n’est pas économique ou technologique, mais idéologique et politique. Son renouveau depuis les années 1980 est indissociable des théories libérales qui, sous couvert de défense des droits de propriété, du rôle des entrepreneurs dans la création de richesse, de la méritocratie ou de l’ouverture des échanges de biens et de capitaux, ont simplement servi à justifier les inégalités, aidées par les partis de gauche qui ont trahi les classes populaires pour se faire les porte-paroles des diplômés.
Seule l’idéologie peut combattre efficacement l’idéologie. La lutte contre les inégalités exige donc le dépassement du capitalisme par « la construction d’un nouvel horizon égalitaire à visée universelle et internationaliste ». Cette révolution ne passe plus par la dictature du prolétariat mais par un « socialisme participatif » qui réalise l’euthanasie du capital et de la propriété privée. D’un côté, une sainte trinité de l’impôt progressif qui entend appliquer des taux allant jusqu’à 70 voire 90 % aux revenus, au capital et aux successions. De l’autre, la socialisation de la propriété et la circulation du capital à travers une dotation universelle de 120 000 euros pour tout individu âgé de 25 ans. Afin de contourner la souveraineté et la concurrence entre les États, le tout est garanti par une « démocratie transnationale » ayant en charge, au plan mondial, la justice fiscale et la gestion des biens publics globaux.
Thomas Piketty reste son meilleur contradicteur, infirmant l’idée que la montée des inégalités et de l’injustice se confond avec l’histoire du capitalisme. Ses données montrent que, depuis la fin du XVIIe siècle et la révolution industrielle, l’espérance de vie à la naissance a bondi de 32 à 73 ans, le revenu moyen a décuplé et le taux d’alphabétisation a progressé de 10 à 85 %. Le XXe siècle a été placé sous le signe d’une très forte réduction des inégalités. Et leur remontée depuis 1980, avec le cycle de la mondialisation, est loin d’être générale. Ainsi que Thomas Piketty le reconnaît, « les inégalités ont diminué entre le bas et le milieu de la répartition mondiale des revenus, et elles ont augmenté entre le milieu et le haut de la distribution ». La hausse des inégalités est concentrée en Chine, en Inde, aux États-Unis et en Russie, mais celles-ci sont stables en Europe, ce qui invite à relativiser l’échec des modèles sociaux-démocrates. Enfin, le décollage des pays émergents a permis de réduire de plus d’un tiers l’écart entre pays du Nord et du Sud depuis 1990.
La volonté d’ordonner l’histoire du développement économique et des régimes politiques autour des seules inégalités conduit à une double impasse. Paradoxalement, l’obsession du capital dissout le capitalisme puisque l’attention exclusive portée à la distribution des revenus et des positions sociales conduit à tout ignorer de la croissance et des technologies, de l’investissement et de l’emploi. Et la dénonciation du capitalisme et des droits de propriété se révèle parfaitement contradictoire. Les inégalités sont les plus grandes dans les sociétés d’ordres, les systèmes coloniaux et communistes, alors qu’elles sont les plus faibles dans les démocraties. Et si le capitalisme peut se développer sans liberté politique, comme le montre la Chine, la liberté politique n’a jamais existé sans liberté économique, donc sans garantie du droit de la propriété.
La plus grande faiblesse de Thomas Piketty concerne ses propositions pour construire un socialisme du XXIe siècle, qui oscillent entre l’utopie et la création d’un Big Brother planétaire. L’État fiscal et social mondial, déconnecté de toute forme de souveraineté démocratique, n’a heureusement aucune chance de voir le jour. La confiscation du capital par l’État interdirait de répondre aux défis majeurs de la révolution numérique et de la transition écologique, qui exigent de mobiliser des investissements, des capacités de création et d’entreprendre qui ne peuvent être le monopole du secteur public. Par ailleurs, la dernière tentative d’éradication du capital et de la propriété privée, qui se réclame de fait du socialisme du XXIe siècle, a été conduite par le Venezuela chaviste. Elle a ruiné l’un des pays les plus riches du monde, fort des premières réserves de pétrole devant l’Arabie saoudite. La production s’est effondrée de 75 % et l’inflation atteint 1 500 000 % ; 90 % de la population a basculé dans la grande pauvreté et se trouve réduite à la famine tout en étant privée d’eau, d’électricité et de médicaments ; toute forme d’ordre public a disparu contraignant 4 des 32 millions de Vénézuéliens à l’exil.
Quant à la religion de l’impôt qui entend taxer de manière confiscatoire les revenus, la propriété et les successions, elle est le meilleur moyen de donner réalité à la stagnation centenaire, de pérenniser le chômage de masse et de faire le lit de l’extrême droite en paupérisant les classes moyennes, comme l’a brillamment démontré François Hollande en France. Le socialisme participatif de Thomas Piketty donne ainsi une nouvelle fois raison à Churchill qui rappelait que « le vice inhérent au capitalisme, c’est le partage inégal des bénédictions ; la vertu inhérente au socialisme, c’est le partage équitable des malédictions ».
La lutte contre les inégalités est une question trop sérieuse pour être abandonnée aux idéologues. Elle est bien au cœur des contradictions de la modernité, mais elle doit être pensée dans sa relation dialectique avec la liberté et non pas contre elle. Il faut lire Thomas Piketty pour mesurer la grandeur d’Alexis de Tocqueville et la supériorité de son jugement sur les anathèmes de Karl Marx, qui contribuèrent à ensanglanter le XXe siècle. Le remède aux inégalités n’est pas la mise en place d’un despotisme planétaire, c’est la liberté politique.
(Chronique parue dans Le Figaro du 23 septembre 2019)